Du commerce et de l’usure[1]
Septembre 1524
quelques extraits
Ils [les commerçants] commencent à craindre qu’en ce domaine [les « pratiques financières nuisibles »], il ne soit, comme le dit l’Ecclésiastique [Siracide XXVI, 28], difficile, pour les commerçants, d’être sans péché. Je considère même que la parole de saint Paul (I Tim.) au dernier chapitre [VI, 10] s’applique à eux: « La cupidité est la racine de tous les maux ». Et encore: « Ceux qui veulent devenir riches tombent dans les pièges du diable et dans beaucoup de désirs mauvais et pernicieux qui plongent les gens dans la ruine et la perdition » [I Tim. VI, 9].[2]
Premièrement: Les commerçants ont entre eux une règle commune qui est leur sentence principale et le fondement de toutes les pratiques financières. Ils déclarent en effet: J’ai le droit de céder ma marchandise aussi cher que je peux. Et ils considèrent cela comme un droit. En fait, c’est faire place à la cupidité et ouvrir toutes grandes les portes et fenêtres de l’enfer. N’est-ce pas, en effet, dire tout simplement: Je me moque de mon prochain?[3]
Dans ce cas, le commerce ne peut consister en rien d’autre qu’à piller et voler le bien d’autrui.
Car si ce fripon ou ce fourbe se rend compte que sa marchandise est indispensable ou bien que l’acheteur est pauvre et a besoin d’elle, il en vante l’utilité et le prix. Il ne regarde pas la valeur de la marchandise, ni le service qu’il rend, grâce à sa peine et ses risques, mais il souligne la nécessité et le besoin de son prochain, non pour lui venir en aide, mais pour les faire servir à son propre profit en augmentant le prix de sa marchandise sur laquelle il n’appliquerait aucune hausse s’il n’y avait pas le besoin du prochain.
(…) Dis-moi: n’appelle-t-on pas cela agir d’une manière antichrétienne et inhumaine? Et n’est-ce pas du même coup vendre au pauvre son propre besoin?
(…) On ne devrait pas dire: J’ai le droit de céder ma marchandise aussi cher que je peux ou que je veux, mais au contraire: Je puis céder ma marchandise aussi cher que je dois ou qu’il est juste et équitable. Car le fait de vendre ne doit être pour toi une œuvre qui relève uniquement de ton pouvoir et de ta volonté, sans aucune loi ni limite, comme si tu étais un dieu qui ne doit de comptes à personne. Mais étant donné que vendre est un acte que tu accomplis envers ton prochain, cet acte doit être conforme à une loi et à une règle de conscience, à savoir qu’en l’accomplissant, tu ne causeras pas de tort et de préjudice à ton prochain.[4]
Toutefois, il est juste et équitable qu’un commerçant gagne, sur sa marchandise, suffisamment pour couvrir ses frais et pour que sa peine, son travail et ses risques soient rétribués. Un ouvrier agricole doit bien, lui aussi, toucher la nourriture et un salaire pour son travail. Qui peut servir ou travailler pour rien? C’est ce que dit l’Evangile: L’ouvrier est digne de son salaire [Luc X, 7].
Cependant – et pour ne pas garder complètement le silence à ce sujet – la meilleure et la plus sûre méthode serait que l’autorité temporelle installe et désigne des gens raisonnables et honnêtes qui évalueraient toutes sortes de denrées avec leurs frais et qui fixeraient en conséquence l’importance et la limite de ce qui devrait être leur valeur pour que le commerçant puisse se tirer d’affaire et assurer son entretien d’une façon décente. C’est ainsi qu’en plusieurs endroits, on taxe le vin, le poisson, le pain et autres choses semblables.[5]
Au cas où, sans le savoir ni le vouloir, tu prendrais un peu trop, inclus cela dans le Notre Père où l’on prie: Pardonne-nous nos offenses. Il n’existe pas de vie humaine qui soit sans péché. Inversement, il arrive aussi que tu prennes une fois trop peu pour ta peine; alors considère cela comme un enjeu perdu et qui est compensé par les autres cas où tu as trop pris.[6]
Deuxièmement: Il est encore un autre vice général qui est devenu monnaie courante, non seulement parmi les commerçants, mais également dans le monde entier, à savoir que l’on se porte caution pour l’autre. Et bien que cette pratique semble n’être pas un péché, mais une vertu de l’amour, elle corrompt cependant un grand nombre de gens et leur cause des torts insurmontables. Le roi Salomon, dans ses Proverbes, l’a interdite et rejetée à diverses reprises. Il déclare (chap. 6): « Mon enfant, si tu as cautionné ton prochain, tu as engagé ta main. Tu es enchaîné par les paroles de ta bouche. Alors fais ceci, mon enfant, et libère-toi, car tu es tombé entre les mains de ton prochain! Cours, hâte-toi et presse ton prochain; ne laisse pas tes yeux dormir ni tes paupières d’assoupir; libère-toi comme une biche de sa main, et comme un oiseau de la main d’un oiseleur » [Pr. VI, 1-5].[7]
Le cautionnement est une œuvre qui est trop élevée pour l’homme et qui ne lui convient pas; car il empiète d’une façon présomptueuse sur l’œuvre de Dieu. Car premièrement, l’Ecriture interdit d’avoir confiance en aucun homme et de compter sur lui; il faut se fier à Dieu seul.
(…) Or, celui qui se porte caution se fie à un homme et s’expose corps et biens au danger, sur une base trompeuse et suspecte. C’est pourquoi ce n’est que justice s’il tombe, se trompe et périt dans le danger. Deuxièmement, il a confiance aussi en lui-même et s’érige en dieu. Car ce en quoi un homme met sa confiance et sur quoi il compte, c’est son dieu. Or, à aucun moment, il n’est sûr et certain de sa vie et de ses biens, pas plus que de celui qu’il cautionne. Au contraire, tout cela repose uniquement entre les mains de Dieu qui ne permet pas que nous ayons, fût-ce même l’épaisseur d’un cheveu, de pouvoir et de droit sur l’avenir et que nous en soyons sûrs et certains pendant un seul instant.[8]
(…) dans le Notre Père, il nous commande de prier seulement pour le pain quotidien que nous devons recevoir aujourd’hui. Car nous devons vivre et agir dans la crainte et savoir qu’il n’est pas une seule heure où nous soyons sûrs de notre vie ou de nos biens; nous devons tout attendre et recevoir de ses mains, ainsi que le fait la foi authentique. En vérité, nous voyons aussi chaque jour, à beaucoup d’œuvres divines, que c’est bien ainsi que cela doit se passer, que nous le voulions ou non.[9]
Mais tu objectes: Comment les gens doivent-ils donc faire des affaires les uns avec les autres, s’il n’est pas bon de se porter caution? Plus d’un devrait rester en arrière, qui, sans cela, pourrait aller de l’avant. Je réponds: Il existe quatre façons de se comporter dans les affaires extérieures avec les autres et qui sont bien chrétiennes, ainsi que je l’ai déjà dit ailleurs. La première consiste à laisser prendre et ravir notre bien, comme le Christ l’enseigne (Mat. 5): « Celui qui te prend ton manteau, laisse-lui aussi la tunique et ne les réclame pas de lui » [Mt. V, 40]. Mais cette manière de faire n’a pas cours parmi les commerçants; elle n’a pas non plus été considérée et prêchée comme un enseignement chrétien universellement valable, mais comme un conseil et une bonne suggestion à l’adresse des ecclésiastiques et des parfaits, lesquels, d’ailleurs, l’observent encore moins que n’importe quel commerçant.
(…) La deuxième manière consiste à donner pour rien à qui en a besoin, ainsi que le Christ encore l’enseigne dans le même passage [Mt. V, 42]. C’est là aussi une belle œuvre chrétienne et c’est pourquoi on n’en fait pas grand cas parmi les hommes.[10]
La troisième manière consiste à prêter et emprunter, en ce sens que je donne mon bien et le reprends s’il m’est rendu, et que je dois m’en passer si on ne me le rend pas. En effet, le Christ (Luc 6) détermine lui-même cette manière de prêter en disant: « Vous devez prêter de manière à ne rien espérer en retour » [Lc. VI, 34], c’est-à-dire: vous devez prêter gratuitement et courir le risque qu’on vous le rende ou non.
(…) ces trois manières de faire présentent d’une façon vraiment magistrale cette particularité qu’on ne présume pas de l’avenir, qu’on ne se fie ni aux hommes ni à soi-même, mais qu’on dépend de Dieu seul.[11]
La quatrième manière consiste à acheter et à vendre en payant en argent ou en échangeant marchandise contre marchandise. Celui qui veut pratiquer cette méthode doit se faire à l’idée qu’il ne doit pas mettre sa confiance dans quoi que ce soit de futur, mais en Dieu seul. Car il doit commercer avec des hommes qui feront défaut ou mentiront sûrement.[12]
(…) si on voulait permettre que chacun vende sa marchandise aussi cher qu’il le peut, que l’emprunt et le prêt à intérêts, ainsi que le cautionnement soient tenus pour justes, et quand même conseiller et enseigner comment ou pourrait agir en cela en chrétien et conserver une conscience bonne et assurée, cela reviendrait à vouloir conseiller et enseigner comment l’injustice pourrait être juste, le mal bon, et comment on pourrait vivre et agir tout ensemble selon l’Ecriture divine et contre l’Ecriture divine.[13]
(…) selon le droit divin, on ne devrait pas, quand on prête ou vent à crédit, faire payer plus cher qu’au comptant.
De même, il arrive également que certains vendent leur marchandise plus cher qu’elle ne vaut au marché public et que le prix pratiqué à l’achat; et ils font monter le prix uniquement parce qu’ils savent que cette marchandise-là n’existe plus dans le pays ou que, sous peu, il n’en viendra plus et que, cependant, elle est indispensable. C’est là une ruse perfide de la cupidité qui ne tient pas compte des besoins du prochain pour lui venir en aide, mais seulement pour en tirer son propre profit et s’enrichir grâce au préjudice causé à son prochain. Ce sont tous des voleurs notoires, des brigands et des usuriers.[14]
Il est encore plus exécrable qu’on achète dans ce dessein tout ce qui existe d’un article pour en disposer seul. D’ailleurs, les lois impériales et temporelles l’interdisent; elles appellent cela les monopoles, c’est-à-dire, des achats intéressés qu’il ne faut en aucune façon tolérer dans le pays et les villes et que les princes et seigneurs devraient interdire et punir, s’ils veulent s’acquitter de leur fonction. Car ces commerçants se conduisent exactement comme si les créatures et les biens de Dieu avaient été créés et donnés uniquement pour eux seuls et comme s’ils pouvaient les ravir aux autres et fixer leur prix selon leur bon plaisir.[15]
De même: si certains ne peuvent assurer leur monopole et leurs achats égoïstes d’une autre façon, parce qu’il y a d’autres personnes qui possèdent la même marchandise, ils agissent comme suit: ils cèdent leur marchandise à si bas prix que les autres ne peuvent les suivre et ils les obligent de la sorte soit à ne pas vendre du tout, soit à se ruiner en vendant aussi bon marché qu’eux. Ils parviennent ainsi quand même au monopole. Ces gens sont indignes du nom d’hommes, comme de vivre au milieu des autres; bien plus, ils ne méritent même pas qu’on les instruise et les exhorte. Car leur envie et leur cupidité sont tellement grossières et impudentes qu’ils se font du tort à eux-mêmes pour faire du tort aux autres et rester ainsi les seuls sur la place. L’autorité temporelle ferait œuvre de justice en leur prenant tout ce qu’ils ont et en les chassant du pays.[16]
De même, c’est aussi une belle manière de faire que de vendre à un autre verbalement dans le sac une marchandise qu’on ne possède pas soi-même. On procède comme suit: un marchand étranger vient me trouver et me demande si j’ai telle ou telle marchandise à vendre. Bien que ne l’ayant pas, je dis oui et la lui vends quand même pour dix ou onze florins, alors qu’on peut l’acheter ailleurs pour neuf florins ou même moins, et je promets de la lui livrer en deux ou trois jours. Pendant ce temps, je m’en vais acheter cette marchandise-là où je savais fort bien avant que je me la procurerais à meilleur compte que je ne la lui vends; je la lui livre alors et il me paie. Je fais ainsi affaire avec l’argent et les biens qui lui appartiennent en propre, sans aucun risque, ni peine, ni travail de ma part et je m’enrichis.[17]
Supposons maintenant le cas de quelqu’un qui se livre ou doit se livrer à des opérations financières comme font ceux qui achètent à crédit plus qu’ils ne peuvent payer (par exemple, quelqu’un qui dispose à peine de deux cents florins et qui fait une affaire de cinq ou six cents florins). Or, si mes débiteurs ne paient pas, je ne peux pas non plus payer; le mal gagne alors du terrain et les pertes vont en se succédant, plus je me livre à ce genre d’opérations financières.[18]
C’est aux princes aussi qu’appartient de punir et d’empêcher, par un pouvoir légal, ces opérations commerciales iniques, afin que leurs sujets ne soient pas si honteusement écorchés par les commerçants. Etant donné qu’ils ne le font pas, Dieu se sert pour le faire des chevaliers pillards et des brigands et, par eux, il châtie l’injustice des commerçants; ils doivent être ses diables, tout comme il tourmente le pays d’Egypte et le monde entier de diables ou les fait périr par des ennemis. C’est ainsi qu’il châtie un scélérat en se servant d’un autre scélérat. En outre, il donne, par là, à entendre que les chevaliers pillards sont des brigands moins redoutables que les commerçants; car les commerçants volent quotidiennement le monde entier, alors qu’un chevalier pillard vole une ou deux personnes une ou deux fois par an.
J’aurais aussi beaucoup à dire des sociétés commerciales. Mais tout y est tellement sans fondement ni raison, avec uniquement de la cupidité et de l’injustice, qu’on n’y saurait rien trouver que l’on puisse traiter en toute bonne conscience. Car qui est à ce point aveugle qu’il ne voie pas que les sociétés commerciales ne sont rien d’autre que de véritables monopoles? Même les lois temporelles païennes les interdisent comme quelque chose qui est manifestement nuisible à tout le monde; et je ne parle pas ici de la justice divine ni des lois chrétiennes! car ces sociétés tiennent toute la marchandise dans leurs mains et elles en font ce qu’elles veulent; elles emploient sans crainte les procédés mentionnés ci-dessus, en faisant monter ou descendre les prix selon leur bon plaisir et en opprimant et ruinant tous les petits commerçants, comme le brochet poursuit les petits poissons dans l’eau, tout comme si elles avaient la domination sur les créatures de Dieu et étaient exemptes de se soumettre à toutes les lois de la foi et de l’amour.[19]
C’est pourquoi personne n’a besoin de demander s’il peut, en toute bonne conscience, entrer dans les sociétés commerciales. Il n’y a pas d’autre conseil que celui-ci: s’abstenir.[20]
[1] Martin Luther, Œuvres, Tome IV, Labor et Fides, Genève, 1958, pp. 123-144
[2] Idem, p. 123
[3] Idem, pp. 124-125
[4] Idem, p. 125
[5] Idem, p. 126
[6] Idem, p. 127
[7] Idem, p. 128
[8] Idem, p. 129
[9] Idem, p. 130
[10] Idem, p. 131
[11] Idem, p. 132
[12] Idem, p. 133
[13] Idem, p. 134
[14] Idem, p. 135
[15] Idem, pp. 135-136
[16] Idem, pp. 137-138
[17] Idem, p. 138
[18] Idem, p. 139
[19] Idem, p. 142